Comment le raisonnement critique favorise la réussite

Par Helen Lee Bouygues

Les journaux regorgent d’histoires de personnes intelligentes qui réussissaient jusqu’à ce qu’une erreur stupide les mène à leur chute. Un patron de la tech qui échoue à étouffer un scandale dans son entreprise. Un président d’université qui poste un tweet malencontreux à deux heures du matin. Une écrivaine arrêtée pour n’avoir pas payé ses impôts alors que des décennies de droits d’auteur dorment sur son compte en banque.

Il s’agit de personnes qui ont atteint des positions que le monde entier envie, grâce à leur intelligence et à leur talent ; et pourtant, ils commettent des erreurs énormes – et bien souvent évidentes – qui provoquent parfois la fin de leur carrière. Tout intelligents et compétents qu’ils soient dans leur domaine, ils semblent apparemment incapables de prendre de bonnes décisions dans la vie de façon plus générale.

Une étude menée en 2017 explique bien le phénomène. Elle montre que tandis que l’intelligence brute peut expliquer certaines réussites dans la vie, elle est loin de garantir un bien-être futur. D’après l’auteure de l’étude, Heather Butler, les compétences de raisonnement critique sont bien plus annonciatrices de choix de vie positifs que l’intelligence brute.

Fondamentalement, le travail d’Heather Butler soutient l’idée que le raisonnement critique peut être appris et développé, à l’inverse du QI qui est en grande partie génétique. Mieux raisonner, explique-t-elle, « peut s’améliorer avec l’entraînement, dont on a prouvé que les bénéfices duraient dans le temps ». Cela signifie que, quelles que soient les qualités que l’on ait tirées à la loterie génétique, on est en mesure de réussir si l’on a accès à une formation au raisonnement critique.  

Alors, comment se fait-il que la formation au raisonnement critique ne soit pas plus centrale dans nos écoles et nos organisations ? Dans une étude de 2016, plus de la moitié des entreprises interrogées déclaraient que leurs nouveaux employés n’étaient pas suffisamment formés à des formes efficaces de raisonnement critique. Cela se traduit en possibilités de croissance ratées, que ce soit dans les carrières individuelles ou dans l’économie en général. Que pouvons-nous faire ?

Avant de répondre à cette question, je voudrais revenir sur l’étude d’Heather Butler. 244 adultes âgés de 19 à 28 ans ont été évalués à la fois sur leur QI et sur leurs compétences de raisonnement critique. Sur ce dernier point, on a mesuré leur capacité à tester des hypothèses et à résoudre des problèmes. On leur demandait également un « inventaire des événements de leur vie », incluant des événements négatifs comme regretter un post sur les réseaux sociaux, se faire expulser de son appartement, ou arriver régulièrement en retard au travail.

Quels ont été les résultats ? Les personnes dotées de bonnes compétences de raisonnement critique « connaissent moins d’événements négatifs dans leur vie » que celles qui présentent un QI élevé. L’étude montre une corrélation entre le raisonnement critique et le fait d’éviter un large éventail de situations négatives. Ceux qui raisonnent de manière critique sont moins susceptibles de déclarer des choses telles qu’un gros endettement à la consommation, un divorce ou envoyer des SMS en conduisant.

Cette étude aide à clarifier une distinction importante entre « être intelligent » et « bien raisonner ». Réussir dans la vie ou dans son travail nécessite plus que de l’intelligence brute. Nous devons être capables de résoudre des problèmes, de travailler sur des projets ouverts, de gérer notre attention, d’établir des relations avec les autres, de nous mettre à leur place, de communiquer et de débattre efficacement, et de réfléchir de manière indépendante et objective. Ce sont des compétences auxquelles les employeurs accordent de la valeur, et qui permettent à leurs collaborateurs de réussir et de progresser vers des postes de décision.

Qui plus est, ce genre de compétences nous permettent d’utiliser notre intelligence à bon escient. Beaucoup de gens très intelligents n’apprendront jamais à utiliser leur intelligence de manière productive pour résoudre des problèmes au travail par exemple. Ils ne sauront jamais passer de l’idée à la pratique et transformer leur brillante intuition en réussite commerciale.

Le raisonnement critique nous permet une vision large et exhaustive des possibilités offertes par une situation donnée, ainsi qu’une appréciation réaliste de nos forces et de nos faiblesses. C’est ainsi qu’il peut libérer notre intelligence, en nous permettant non seulement d’éviter des conséquences négatives mais aussi de générer des effets positifs.

Recruteurs et chefs d’entreprises recherchent de plus en plus ces compétences de raisonnement critique chez leurs employés. Pour réussir et avancer dans leur carrière, les jeunes doivent être capables d’interpréter et d’analyser des preuves, de prendre en compte des points de vue alternatifs, de remettre en question des postulats, et de dépasser les biais. Lorsque leurs employés ne sont pas capables de prendre de nouvelles responsabilités, de travailler de manière autonome ou de résoudre des tâches complexes et ouvertes, les entreprises en pâtissent généralement. En outre, les compétences et les habitudes de raisonnement critique prennent de plus en plus d’importance dans un environnement de travail où les progrès technologiques ont conduit à l’automatisation d’un grand nombre de tâches techniques.

Certaines de ces compétences de raisonnement critique vont bien entendu se développer dans le travail. Certaines connaissances pratiques ne s’acquièrent qu’avec l’expérience. Mais la recherche sur le raisonnement critique donne des pistes à la fois aux entreprises – qui veulent que leurs employés acquièrent ces précieuses compétences – et aux écoles – qui tentent de préparer les élèves aux défis professionnels qui les attendent. Trop souvent, l’école échoue à former les élèves aux types de tâches et de défis auxquels ils feront face dans leur vie future.

La manière dont le raisonnement critique doit être enseigné fait encore l’objet de débats. Certains prônent l’enseignement du raisonnement critique de manière séparée, tandis que d’autres défendent l’intégration de l’éducation au raisonnement critique dans l’enseignement d’autres matières. En fait, une méta-analyse de 2015 montre que les deux méthodes produisent de bons résultats.

Dans cet esprit, l’ancienne présidente de Pepsi, Indra Nooyi, encourage les écoles de commerce et de management à étudier moins de cas, mais plus en profondeur. Elle milite pour l’utilisation des cas pratiques comme cadre permettant aux étudiants d’acquérir une vue plus globale des différents problèmes en jeu. Le but est de ne pas limiter la compréhension des décisions prises à leurs conséquences à court-terme sur l’entreprise mais de l’étendre à leur effet sur son environnement socio-économique et politique.

Les cartes argumentaires sont également un autre « moyen très efficace d’enseigner le raisonnement critique » si l’on en croit un article prochainement publié. Un de bénéfices clés de la cartographie argumentaire est qu’elle attire l’attention des étudiants sur les inférences. Elle peut aussi aider à améliorer leurs compétences de lecture critique. En traduisant du texte en cartes argumentaires, ils s’entraînent à repérer les sauts logiques ou les moments où un auteur tire des conclusions implicites et non fondées.

Une étude a démontré l’efficacité de la cartographie argumentaire dans les cours de marketing et de finance. Une autre suggère que la cartographie argumentaire prépare les étudiants en management aux problèmes compliqués auxquels ils devront faire face dans les environnements de travail complexes où de multiples facteurs entrent en jeu et où le meilleur plan d’actions ne se dessine pas toujours clairement.

Une autre encore établit une meilleure efficacité de la cartographie argumentaire par rapport aux approches classiques du raisonnement critique : les étudiants ayant utilisé des cartes argumentaires pendant une période de 10 semaines voient leurs compétences de raisonnement critique s’améliorer autant que celles d’un étudiant ayant suivi un enseignement plus conventionnel du raisonnement critique pendant quatre ans. Certains logiciels de cartographie argumentaires ont été spécifiquement conçus pour aider à la prise de décision dans le monde des affaires.

Quelle que soit la technique employée, le raisonnement critique doit devenir une priorité des cursus scolaires et universitaires et de la formation professionnelle. La première étape est de tout simplement reconnaître que le raisonnement critique est devenu une aptitude de vie essentielle. Dans un environnement économique complexe et qui évolue à grande vitesse, en particulier, il est crucial que les jeunes développent des compétences de raisonnement larges, qui leur permettent de s’adapter à de nouveaux défis, de prendre des décisions éclairées et de raisonner de manière créative et critique.

Article initialement paru sur Forbes.com