Etat du Raisonnement Critique en 2020
Décembre 2020
Introduction
En 2018, la Fondation Reboot a mené la première enquête de ce genre sur le comportement du grand public en matière de raisonnement critique et d’éducation au raisonnement critique. Les résultats, publiés dans un premier rapport, ont révélé que les compétences de raisonnement critique étaient fortement valorisées, mais ni enseignées ni pratiquées autant qu’on pourrait l’espérer, à l’école comme dans la vie publique.
L’enquête a suggéré que, bien qu’ils reconnaissent l’importance du raisonnement critique, les pratiques de beaucoup de gens en la matière étaient insuffisantes (faire appel à plusieurs sources d’information ou interagir avec des gens qui ne pensent pas comme eux, par exemple). D’après leurs réponses, on pouvait voir qu’un grand nombre de participants se fiaient à des sources d’information faibles, prenaient des décisions sans faire suffisamment de recherches, et évitaient ceux qui avaient des points de vue opposés aux leurs.
Fin 2019, la Fondation Reboot a mené une enquête de suivi afin d’étudier comment le paysage avait pu évoluer. Incontestablement, les enjeux autour de «mieux raisonner» ont pris plus d’importance. La pandémie de COVID-19 exige des capacités d’analyse et d’interprétation plus approfondies ; pour ce qui concerne les vaccins, par exemple, le public a besoin de savoir comment ils ont été mis au point pour décider s’il peut s’y fier.
La désinformation – qu’elle provienne de sources nationales ou étrangères – continue de proliférer en ligne et entoure la crise sanitaire liée à la COVID-19, ce qui est peut-être le plus perturbant. La polarisation politique s’est accentuée et est devenue plus personnelle ; on observe en même temps et tout à la fois une prise de conscience grandissante et un clivage autour des questions de racisme et d’inégalité. Et, comme si cela ne suffisait pas, les évolutions de l’industrie journalistique ont affaibli la vie publique locale, encouragé les pièges à clics, le sensationalisme et le contenu en silo.

Le problème vient en partie du fait qu’une grande part du débat public se passe en ligne, où les biais cognitifs sont amplifiés et où la pensée de groupe et les bulles de filtre dominent. Les conversations en face à face ont disparu, or ce sont elles qui nous donnent l’occasion de dissiper les malentendus et de reconnaître notre humanité commune avec nos contradicteurs.
Le raisonnement critique ne résoud pas tout, bien entendu, mais le manque de compétences critiques dans la population exacerbe tous ces problèmes. Plus que jamais, nous avons besoin d’acquérir et de mettre en pratique notre capacité à gérer nos émotions, à prendre du recul par rapport aux jugements et aux décisions trop rapides, et à ne pas trop nous fier à des sources d’informations biaisées.
La Fondation Reboot a mené cette deuxième édition de l’enquête fin 2019, mais les aléas liés à la pandémie de COVID-19 ont retardé la publication des résultats. Néanmoins, ce sondage plus récent nous a permis d’aller plus loin que la première enquête de 2018, et nous nous sommes particulièrement intéressés à la manière dont le grand public percevait l’état de l’éducation au raisonnement critique. Pour la première fois, nous avons également interrogé les enseignants sur la manière d’enseigner le raisonnement critique.
La Fondation Reboot, basée à Paris, est également présente aux Etats-Unis ; l’enquête a donc été menée dans les deux pays. Nous présentons ici principalement les résultats français. Les résultats américains se trouvent dans la version du rapport en anglais, disponible sur le site internet de la fondation (reboot-foundation.org) ou sur demande.
Principaux résultats
Les compétences de raisonnement critique continuent d’être fortement appréciées, mais l’opinion est clairement sceptique quant à l’aide qu’elle reçoit pour les acquérir. Environ 64% des Français interrogés considèrent que les compétences de raisonnement critique sont «extrêmement» ou «très» importantes, et 75% pensent que le grand public en manque.
Un large soutien en faveur de l’éducation au raisonnement critique se manifeste également parmi le grand public comme parmi les enseignants, mais, alors que près de la moitié des Américains interrogés pensent que la petite enfance est le meilleur âge pour commencer, seulement 7% des Français sont favorables à cette éducation précoce.
En ce qui concerne les habitudes et les pratiques de raisonnement critique, on observe à la fois des tendances préoccupantes et des signes prometteurs. En particulier, il se confirme que les gens n’interagissent pas assez avec ceux dont ils ne partagent pas les idées.
Les réponses des personnes interrogées au sujet de leurs habitudes sont assez encourageantes. 71% déclarent se référer «toujours» ou «souvent» à plus d’une source d’information pour prendre une décision et 61% qu’elles s’informent «toujours» ou «souvent» pour conforter leurs décisions ; 81% disent qu’elles apportent la justification de leurs opinions «toujours» ou «souvent» ; enfin, 80% déclarent écouter «toujours» ou «souvent» les idées de ceux avec qui elles sont en désaccord. Les chiffres de ces pratiques auto-déclarées de raisonnement critique sont généralement plus élevés que ceux du sondage de 2018 (cf «Nouvelles perspectives» plus loin).
Mais pour d’autres aspects du raisonnement critique, les résultats sont plus mitigés. 59% déclarent rechercher des personnes aux avis différents pour débattre «jamais», «rarement» ou «parfois», et 38% disent planifier où rechercher de l’information sur un sujet donné «parfois», «rarement» ou «jamais».

Trois raisons principales sont évoquées pour expliquer ce manque de compétences de raisonnement critique : la technologie est invoquée par 17% des personnes interrogées, mais l’évolution des normes sociales comme le système éducatif sont cités par 21% des répondants. 13% considèrent que le désinvestissement des parents en est la cause, et 25% ne relèvent pas de manque de compétences. Il est intéressant de noter que pour les Américains, c’est la technologie qui est principalement responsable, avant l’évolution des normes sociales.
Ces facteurs sont étroitement liés. Les compétences de raisonnement critique sont contestées et dépréciées à différents niveaux de la société, il n’y a donc pas de solution simple. Débarrasser internet de la désinformation, par exemple, ne ferait pas de nous subitement de meilleurs penseurs. Améliorer le raisonnement critique dans notre société demandera d’intervenir sur plusieurs fronts.
Nouvelles perspectives sur le raisonnement critique
En comparant les résultats à ceux obtenus lors de notre première enquête en 2018, plusieurs détails intéressants ont émergé.
En préambule, soulignons que la répartition démographique des répondants au sondage français est restée relativement stable : en 2018, un peu plus de femmes que d’hommes (54%) avaient répondu, pour une répartition plus équilibrée cette année (51% de femmes).
On peut considérer qu’il existe une relative stabilité dans l’opinion sur le sujet du raisonnement critique. 87% des personnes interrogées, contre 82% en 2018, pensent que le raisonnement critique devrait être enseigné de la maternelle au lycée ; et 85% contre 81% que cet enseignement devrait être fait dans le supérieur (les questions ont été formulées de manière légèrement différente d’une année sur l’autre, ce qui peut expliquer ces petites hausses).
Un résultat potentiellement plus décourageant concerne la réalité de l’enseignement du raisonnement critique à l’école. La proportion de personnes déclarant avoir reçu cet enseignement a en effet diminué : elle est passée de plus de 40% en 2018 à seulement 36% lors du dernier sondage. Mais 54% des répondants déclarent avoir reçu un enseignement au raisonnement critique à l’école de «modérément» à «extrêmement» solide, tandis que seulement 49% disent qu’ils ont «probablement» ou «assurément» reçu une formationn solide.
Au final, des points de comparaison encourageants émergent des questions liées à des activités de raisonnement critique spécifiques. Dans notre dernier sondage, nous voyons une légère hausse du nombre de gens qui déclarent réfléchir avant d’agir, écouter jusqu’au bout ce que disent ceux qui ne pensent pas comme eux, réfléchir à la manière d’atteindre leurs objectifs ou vérifier l’information (cf annexe 1 : tableaux de données, France).
Résultats issus de l’enquête auprès des enseignants
De manière générale, les enseignants rejoignent l’opinion publique quant à l’importance du raisonnement critique. Environ 80% s’accordent pour dire que le raisonnement critique est «extrêmement» ou «très» important.
Comme les participants à l’enquête grand publlic, les enseignants s’inquiètent aussi du fait que les jeunes n’acquièrent pas les compétences de raisonnement critique dont ils ont besoin. Ils déplorent en particulier les effets de la technologie sur les capacités de raisonnement critique de leurs élèves. À la question de savoir comment leur encadrement pourrait les aider à enseigner le raisonnement critique plus efficacement, certains ont répondu que cela n’était pas son rôle, ou qu’il ne pouvait rien faire, tandis que d’autres ont émis le souhait de bénéficier d’une meilleure ou de plus de formation professionnelle, ou d’une meilleure collaboration entre enseignants.

Certains enseignants entretiennent des idées fausses sur la manière d’enseigner le raisonnement critique. 38% pensent que les élèves devraient apprendre le raisonnement critique en même temps que les savoirs fondamentaux ; 34% pensent que les savoirs fondamentaux devraient être enseignées en premier ; et 29% croient que les savoirs fondamentaux et le raisonnement critique devraient être enseignés séparément.
Il est important de clarifier ce point si l’on doit mieux intégrer le raisonnement critique à l’enseignement primaire et secondaire. Des études indiquent clairement que les compétences de raisonnement critique s’acquièrent mieux lorsqu’elles sont combinées aux fondamentaux d’une matière. L’idée que le raisonnement critique est une compétence qui peut être enseignée efficacement séparément des savoirs fondamentaux est donc une erreur.
Une autre idée fausse qui ressort du sondage enseignants concerne raisonnement critique et performance. 44% pensent que la pratique du raisonnement critique bénéficie à tous les élèves de la même manière, mais 40% croient que cela profite en premier lieu aux élèves les plus doués.
Nous sommes pour notre part persuadés que tous les élèves sont capables de raisonnement critique et tireront profit de cet enseignement. Le raisonnement critique n’est après tout qu’un perfectionnement de la réflexion courante et du processus de prise de décision ou de résolution de problème. Ce sont des compétences que tous les élèves devraient développer. La clé est d’inculquer chez les plus jeunes à la fois les habitudes de raisonnement et les fondamentaux dont ils ont besoin pour faciliter l’amélioration et le perfectionnement de ces compétences.
Les enseignants ont besoin d’être plus accompagnés pour l’enseignement du raisonnement critique. Dans notre sondage, ils mentionnent à plusieurs reprises le manque de ressources et de formation professionnelle à jour. À la question de comment les administrations d’établissements pourraient les aider à enseigner le raisonnement critique de manière plus efficace, un enseignant a réclamé «de meilleurs outils et supports pour apprendre à enseigner ces sujets».
D’autres ont demandé davantage de formation, et ont demandé directement une aide supplémentaire sous forme de ressources et de formation professionnelle. L’un d’entre eux l’a exprimé très concrètement : «Fournir davantage de perfectionnement professionnel qui apporte ressources et formation sur la manière de le mettre en œuvre dans plusieurs disciplines.»
L’éducation aux médias n’est pas toujours dispensée aussi largement qu’elle devrait l’être. 35% des enseignants déclarent qu’aucun programme d’éducation aux médias n’est proposé dans leur établissement, et seulement 13% disent que ce genre de cours est indispensable.
Ces résultats sont observés alors que les enseignants reconnaissent l’importance de l’éducation aux médias dans leurs réponses ouvertes, certains suggérant même qu’elle devrait faire partie des conditions d’obtention des diplômes. Un certain nombre d’organisations et quelques gouvernements, notamment celui de la Finlande, ont pris conscience de ce déficit dans l’éducation aux médias et ont pris des mesures pour y remédier. Mais les systèmes éducatifs américain et français ont été lents à réagir.
Contexte de l’étude
Les compétences de raisonnement critique ont toujours été valorisées, et ce partout dans le monde. Mais les récents bouleversements dans la communication, l’information et les médias, notamment autour de la crise de la COVID-19, ont rendu ces compétences plus précieuses que jamais.
Cette problématique est en partie liée à la démocratisation de la production de l’information – finis le contrôle et les garde-fous, celle-ci est désormais générée par quiconque dispose d’une connexion internet et pense avoir quelque chose à dire. Il y a bien sûr des aspects positifs à cela, en permettant l’expression de voix et de récits qui n’auraient pas vu le jour par le passé ; la circulation des images du meurtre de George Floyd en est un bon exemple. Mais trouver et vérifier la bonne information est devenu beaucoup plus difficile.
Les évolutions technologiques ont aussi rajouté une pression financière aux médias dits traditionnels (journaux ou chaînes de télévision), conduisant parfois à des chutes brutales dans leur qualité, une vérification des faits (dans son sens originel) moins rigoureuse, et le brouillage entre articles informatifs et tribunes d’opinion. Le succès des articles et des vidéos publiés sur internet se compte trop souvent en nombre de clics, plutôt que selon des critères de qualité. Il manque encore un business model stable pour un journalisme d’intérêt public de qualité. Et, alors que l’information tendancieuse et la propagande comblent les vides laissés par les rédactions rétrécies, la polarisation empire.[1] Les médias traditionnels comme les réseaux sociaux jouent sur nos biais et nos besoins d’approbation au sein du groupe. Les plateformes internet se sont révélées être des endroits idéaux pour la désinformation et la manipulation. Et l’abondance de distractions nuit à nos capacités d’attention et à la qualité des débats.
Beaucoup tiennent ce bouleversement numérique au moins partiellement responsable des cataclysmes politiques que le monde a connus récemment. Nos habitudes de consommation des médias renforcent de plus en plus les biais et les croyances antérieures, et nous exposent seulement au pire et au plus incendiaire des autres opinions. Les démagogues, et les idées simples et guidées par l’émotion qu’ils défendent, s’épanouissent dans cet environnement propice à la confusion, à l’isolement et au sensationnalisme.

Les conséquences d’un environnement médiatique dysfonctionnel et mal compris peuvent être assez graves. La crise de la COVID-19, par exemple, nous a donné des exemples affligeants des dommages que peut causer la désinformation, conduisant certains à prôner une attitude inconséquente sur des gestes de prévention aussi basiques que le port du masque.
Le débat public n’est pas le seul à souffrir. Des études suggèrent que les médias numériques sont peut-être en partie responsables de l’augmentation des dépressions et d’autres troubles de l’humeur chez les jeunes.[1]
Naviguer dans ce monde qui bouge vite et rempli de distractions de manière saine et productive nécessite un meilleur raisonnement, de meilleures façons de penser, mais le monde en ligne tend à favoriser l’inverse. Cela ne veut pas dire que nos capacités de raisonnement collectives étaient intactes avant l’avènement d’internet, mais cela signifie qu’internet soumet notre pensée à des défis que n’avions pas rencontrés jusqu’alors et que nous ne sommes pas encore capables d’affronter.
Des signes positifs existent, comme l’attention et les ressources accrues dédiées à des champs de l’éducation négligés comme l’instruction civique et l’éducation aux médias, le nombre d’organisations qui essaient de s’attaquer au problème de la polarisation et de l’extrêmisme alimentés par internet, ou les outils en ligne développés pour contrer les fake news et l’information biaisée.
Mais nous avons aussi besoin de soutenir le développement de compétences et d’habitudes de raisonnement plus générales : en d’autres termes, le «raisonnement critique».
Le raisonnement critique a longtemps été un basique de l’enseignement – primaire, secondaire et supérieur – en théorie si ce n’est en pratique. Mais le concept peut facilement paraître vague et purement rhétorique si on n’y rattache pas des idées et des pratiques claires.
Quel est, par exemple, le meilleur âge pour apprendre le raisonnement critique ? Quelles activités sont adaptées ? Les savoirs fondamentaux doivent-ils être acquis en même temps que les compétences de raisonnement critique, ou séparément ? Il n’est pas facile de répondre à toutes ces questions, mais la recherche et la pratique ont réussi à répondre à d’autres.
Un des objectifs de notre enquête était de comparer les attitudes générales vis-à-vis de l’enseignement du raisonnement critique – chez les enseignants et dans le grand public – à ce que nous apprennent les recherches les plus poussées et les plus récentes. S’il doit y avoir une amélioration des compétences de raisonnement critique au sein de la société, cela passera non seulement par apprendre à mieux enseigner le raisonnement critique, mais également par la diffusion large de ce savoir en particulier chez les parents et chez les enseignants.
Méthodologie
Les sondages ont été menés en ligne, en utilisant les services d’un fournisseur de panels.
Pour l’enquête grand public, les sondés devaient répondre à une série de questions sur le raisonnement critique, suivies d’une section qui leur demandait d’estimer avec quelle fréquence ils faisaient certaines choses, telles que consulter plus d’une source quand ils recherchent de l’information. Ces questions sur les «habitudes personnelles» étaient posées dans un ordre aléatoire pour réduire les effets de contexte.
Pour l’enquête enseignants, les sondés ont également dû répondre à une série de questions sur le raisonnement critique centrées spécialement sur le rôle du raisonnement critique en cours. Ils ont ensuite dû répondre à une série de questions sur la manière dont ils enseignaient – ces questions ont également été posées aléatoirement pour réduire les effets de contexte. Enfin, nous leur avons posé des questions sur le rôle de l’éducation aux médias dans leur cours.
Dans un souci de cohérence, et pour pouvoir examiner les relations dans le temps, un grand nombre de questions étaient les mêmes que pour l’enquête de 2018. Dans certains cas, nous avons arrangé les questions pour gagner en clarté et améliorer la validité et la fiabilité des réponses.
Les questionnaires français ont été traduits des questionnaires américains, et administrés sur tout le territoire. Quelques aménagements mineurs ont été faits : les questions démographiques ont été posées en premier pour que le grand public ne réponde pas au questionnaire enseignants ; et – conformément à la loi française – les questions relatives à la race ou à l’ethnicité ont été supprimées.

Pour tous les sondages, seuls les questionnaires remplis depuis une adresse IP correspondant au pays d’enquête ont été retenus : adresse IP localisée en France pour l’enquête France, adresse IP localisée aux Etats-Unis pour l’enquête américaine. 846 personnes ont répondu au sondage grand public, et 152 au sondage enseignants (ces chiffres sont respectivement de 1152 et 499 pour l’enquête américaine).
Les questionnaires sont disponibles sur demande.
Résultas détaillés et analyse
Comme que nous l’avons déjà rapporté dans la synthèse, cette enquête a fourni un certain nombre de résultats intéressants. Un des thèmes centraux à avoir émergé est un pessimisme assez général sur l’état du raisonnement critique et l’incertitude sur la manière de l’améliorer. Autrement dit, malgré une reconnaissance quasi universelle de l’importance du raisonnement critique, les personnes interrogées pensent généralement que la société dans son ensemble ne favorise pas son développement. Les répondants sont de plus divisés sur ce qu’il faudrait faire.
64% des Français interrogés considèrent que le raisonnement critique est «extrêmement» ou «très» important, et 74% considèrent que les gens manquent généralement de ces compétences.
Les participants à l’enquête ont également déclaré des lacunes dans leurs propres pratiques ou leur formation au raisonnement critique.
La perception d’un parcours éducatif qui n’a pas mis l’accent sur l’apprentissage du raisonnement critique est plus accentuée parmi les groupes d’âge les plus élevés. Cette différence peut s’expliquer par le fait que l’expression «raisonnement critique» est bien plus utilisée aujourd’hui : les générations précédentes ont sans doute consacré du temps à l’acquisition de capacités de raisonnement sans que l’on utilise ce terme pour les désigner. Les plus jeunes, plus près de l’âge de la scolarité, peuvent aussi avoir gardé un souvenir plus précis de cet apprentissage. Mais on peut aussi penser que ces différences dans les réponses reflètent une différence réelle dans l’éducation reçue.
Quoi qu’il en soit, alors qu’il existe un large consensus sur l’importance du raisonnement critique, beaucoup – si ce n’est la majorité – des étudiants quittent l’école en ayant l’impression de ne pas avoir acquis ces compétences.
Les causes potentielles sont nombreuses : la technologie, les normes sociales, des objectifs éducatifs mal priorisés, etc. Mais la cause la plus saillante est que «le raisonnement critique est difficile», comme le pointe le chercheur en sciences cognitives Tim van Gelder. D’après lui, réfléchir de manière raisonnée et rationnelle n’est pas naturel ; au contraire, nous avons plutôt tendance à nous fier aux récits, à nos émotions, notre intuition – à ce qui nous paraît juste.[1] Apprendre aux élèves à réfléchir de manière critique exige du guidage et de la pratique tout au long de la scolarité, bien plus que ce qui est délivré aujourd’hui.
Dans le grand public comme parmi les enseignants, l’idée que l’éducation au raisonnement critique doit se faire autant dans le primaire et secondaire que lors des études supérieures est largement répandue.
87% des personnes interrogées pensent que le raisonnement critique devrait être abordé en cours avant les études supérieures.
Le milieu scolaire se fait apparemment l’écho de la même opinion, les mots «raisonnement critique» revenant fréquemment dans les programmes comme dans d’autres supports. Mais il n’est pas forcément très clair si le raisonnement critique se révèle en pratique aussi prioritaire qu’on nous le présente dans les discours.
Un des problèmes est la tendance à croire que la pensée critique et le raisonnement sont trop complexes pour être abordés par de jeunes élèves. Mais la recherche nous montre que les enfants commencent à raisonner de manière logique à un très jeune âge.[1] Exercer son raisonnement critique en pratiquant le dialogue ouvert, l’examen de points de vue opposés ou en étayant ses opinions par un raisonnement peut avoir un effet positif même à l’école primaire. Ainsi, les programmes de philosophie pour enfants ont montré des effets bénéfiques sur leurs compétences de lecture et de mathématiques (ces bénéfices étaient encore plus importants pour les élèves défavorisés).[2]
Il est intéressant de noter que les avis divergent sur ce point entre les Etats-Unis et la France. Alors que 43% des Américains pensent que l’apprentissage du raisonnement critique devrait être fait dans la petite enfance (pour 27%, entre 6 et 12 ans), les Français se montrent beaucoup plus réservés : seulement 7% pensent que cet apprentissage devrait avoir lieu à un très jeune âge, et 27% préfèreraient entre 6 et 12 ans. Mais pour 39% des répondants français, l’éducation au raisonnement critique devrait se faire entre 13 et 18 ans. Cet écart pourrait venir d’une conception différente de l’enseignement du raisonnement critique entre les deux pays, mais il pourrait aussi refléter une vraie divergence d’opinion.
Côté enseignants, un grand nombre considère que l’éducation au raisonnement critique devrait commencer tôt.

Alors que les enseignants américains ont l’impression que l’introduction de tests standardisés a rendu plus difficile l’enseignement du raisonnement critique, les enseignants français se montrent moins critiques. 48% considèrent que les tests n’ont pas changé la manière dont ils l’enseignaient, mais 28% estiment que ces tests standardisés ont rendu l’enseignement du raisonnement critique plus compliqué. Pour 24% d’entre eux, cet enseignement a au contraire été facilité.
Dans les deux pays, les enseignants s’accordent pour dire que les tests standardisés évaluent mal les compétences de raisonnement critique (pour 46% d’entre eux). Et près de la moitié (49% des enseignants interrogés) pensent que leurs propres tests permettent de mesurer «assez» ou «extrêmement» bien le raisonnement critique.
L’enquête a également révélé des tendances préoccupantes – mais aussi des signes prometteurs – dans la manière dont les gens évaluent leurs propres compétences de raisonnement critique et leurs pratiques dans la vie de tous les jours. En particulier, on peut considérer qu’ils n’en font pas assez pour interagir avec ceux qui ne pensent pas comme eux.
Les réponses des personnes interrogées au sujet de leurs habitudes sont assez encourageantes. 71% déclarent se référer «toujours» ou «souvent» à plus d’une source d’information pour prendre une décision et 61% qu’elles s’informent «toujours» ou «souvent» pour conforter leurs décisions ;
81% disent qu’elles donnent la justification de leurs opinions «toujours» ou «souvent» ; enfin, 80% déclarent écouter «toujours» ou «souvent» les idées de ceux avec qui elles sont en désaccord. Les Français interrogés ont également déclaré s’engager dans davantage d’activités de raisonnement critique (cf «Nouvelles perspectives» plus haut).
Mais pour d’autres aspects du raisonnement critique, les résultats sont plus mitigés. 59% déclarent rechercher des personnes aux avis différents pour débattre «jamais», «rarement» ou «parfois», et 38% disent planifier où rechercher de l’information sur un sujet donné «parfois», «rarement» ou «jamais».
Les facteurs derrière ces chiffres ne sont pas faciles à déterminer. Après tout, il est humain de surestimer le temps que l’on passe et la qualité de sa réflexion quand on a des décisions à prendre, des problèmes à résoudre ou des informations à chercher. Mais, au moins, ces chiffres indiquent que les gens reconnaissent que ces différentes pratiques de raisonnement critique représentent des objectifs louables que l’on doit atteindre.

En même temps et sans surprise, ces résultats suggèrent qu’il existe une réticence à s’engager dans les aspects les plus exigeants du raisonnement critique, dans des actions aussi difficiles ou déplaisantes que d’envisager sérieusement la possibilité que nos opposants aient raison, ou de bien réfléchir à la manière de rassembler l’information avant de lancer une recherche.
Les faiblesses dans ces champs du raisonnement critique en particulier ouvrent un boulevard à la rhétorique et aux informations sur-simplifiées, sensationalistes ou émotionnelles. Si les gens se jettent dans la recherche d’information sans même l’ébauche d’un plan ou d’une méthode, ils sont plus susceptibles de succomber aux pièges à clics ou à pire.
Pour bien y naviguer, l’environnement médiatique actuel nécessite une approche attentive et réfléchie. Et l’on se montrera sans nuance, réactif et enclin à la pensée de groupe si on laisse l’influence des idées extrêmes et des caricatures auxquelles on est facilement soumis en ligne ou devant sa télévision l’emporter sur les points de vue réfléchis et bien intentionnés.
De mauvaises habitudes de consommation des médias peuvent entraîner un effet de distorsion sur nos perceptions politiques, en particulier. Des études récentes, par exemple, ont identifié des idées toutes faites et dramatiquement fausses dans l’opinion publique américaine au sujet de la composition des partis politiques. D’après une de ces études, «les gens pensent que 32% des démocrates sont LGBT (6% en réalité) et que 38% des Républicains gagnent plus de 250 000 $ par an (2% en réalité)».[1] Cette enquête montre également, et c’est très inquiétant, que «ceux qui accordent le plus d’attention aux médias politiques sont aussi les plus susceptibles de détenir le plus de mauvaise information au sujet de la composition des partis».[2]
Le grand public s’inquiète de l’effet de la technologie sur l’acquisition des compétences de raisonnement critique. Il impute également ces lacunes dans le raisonnement critique à l’évolution des normes sociales et au système éducatif.
Pour les Français, l’évolution des normes sociales est la raison la plus citée pour expliquer ces lacunes (29%), suivie des faiblesses du système éducatif (27%) et de la technologie (22%) (cf graphique ci-dessous)

(Changement des normes sociales : 181 (29%) ; système éducatif : 174 (27%) ; technologie moderne : 142 (22%) ; implication des parents : 106 (17%) ; les mêmes raisons qu’avant : 31 (5%))
Un certain nombre d’enseignants ont également mentionné de possibles inconvénients liés à l’utilisation de la technologie à l’école. Un professeur américain a ainsi écrit : «Débarrassez-nous des ordinateurs et des tablettes et remettez papier et crayon, les élèves n’apprennent rien quand ils utilisent les machines» ; un autre : «Les appareils électroniques personnels doivent être bannis de l’école».
D’après les travaux menés par l’équipe de recherche de la Fondation Reboot, nous avons pu établir des corrélations négatives entre l’utilisation de technologie à l’école et les résultats scolaires. Ainsi, l’analyse des données issues de l’enquête NAEP (évaluation nationale des élèves américains) a montré que les élèves de 4th grade (équivalent du CM2) qui utilisaient des tablettes dans «tous ou presque tous» les cours avaient des résultats significativement plus mauvais que leurs pairs qui n’en utilisaient pas (une différence équivalente à celle d’un niveau scolaire entier).
Une autre étude récente financée par la fondation suggère un bénéfice pour les élèves à utiliser crayon et papier pour faire leurs devoirs de maths plutôt que la technologie. L’OCDE avait d’ailleurs constaté le même phénomène il y a quelques années dans son étude internationale sur l’usage des ordinateurs chez les élèves de 15 ans.[1]
Il reste encore beaucoup à découvrir sur les effets des différents types de technologies sur les différents types d’apprentissages. Mais de plus en plus d’études suggèrent que l’école devrait faire preuve de précautions avant d’introduire la technologie en classe et dans la vie des élèves en général, en particulier chez les plus jeunes.[1]
Il ne faudrait pas pour autant tomber dans l’erreur du «luddisme» et refuser les machines par principe. Il est bien évident que la technologie a aussi ses côtés positifs – entre autres en rendant l’éducation plus accessible, en réduisant les coûts, ou en permettant aux enseignants d’adapter leurs cours aux besoins des élèves. De plus, les enseignants n’ont pas eu d’autre choix pendant la crise du coronavirus que de s’appuyer sur ces outils, ce qui aura permis, avec un peu de chance, de les améliorer.
Cependant, par le passé, les écoles se sont trop souvent tournées vers la technologie sans en évaluer correctements les coûts et les bénéfices, et sans déterminer si cette technologie était réellement nécessaire ou efficace. Un article récent de la RAND Corporation, par exemple, s’est penché sur les programmes qui «cherchent à mettre en place de l’apprentissage personnalisé» mais sans «modèles basés sur des preuves clairement définis à adopter».[2]
D’après l’enquête menée par la Fondation Reboot, le grand public comme les enseignants partagent généralement ces inquiétudes, que ce soit au sujet de la technologie éducative en particulier ou à propos de l’effet global de la technologie sur l’apprentissage.

Alors que les enseignants soutiennent l’éducation au raisonnement critique, ils sont divisés sur la manière de faire, et certains ont des convictions à ce sujet qui vont à l’encontre des résultats de recherche établis.
Une des questions au centre de la recherche sur la meilleure manière d’inculquer les compétences de raisonnement critique chez les élèves est de savoir si le raisonnement critique devrait être enseigné conjointement avec les savoirs fondamentaux, ou séparément.
Les enseignants interrogés sont divisés sur la question. 38% pensent que les élèves devraient pratiquer le raisonnement critique tout en apprenant les savoirs fondamentaux ; 34% qu’ils devraient apprendre les fondamentaux d’abord ; et 29% considèrent que les savoirs fondamentaux et le raisonnement critique devraient être enseignés séparément. 1,3% seulement déclarent que les connaissances importent peu en ce qui concerne les capacités de raisonnement critique, mais aucun n’a déclaré qu’elles ne comptaient pas du tout. 76% des enseignants français consultés estiment que les connaissances sont «extrêmement» ou «très importantes» pour le raisonnement critique.
L’idée selon laquelle les connaissances et le raisonnement critique devraient être enseignés séparément est une erreur. Il existe une idée courante qui considère que puisque l’information est si largement accessible de nos jours, il n’est plus tellement important de posséder de connaissances de base. Dans cette logique, seules comptent les capacités cognitives. Mais en réalité, on ne peut pas séparer si facilement ces deux aspects comme on le pense souvent.[1]
La recherche en sciences cognitives suggère fortement que le raisonnement critique ne fait pas partie des compétences qui peuvent être séparées du contenu et s’appliquer de manière générique à tous types de contextes. Comme le souligne Daniel T. Willingham, chercheur en sciences cognitives, «la capacité à raisonner de manière critique dépend de la connaissance du domaine et de la pratique».[2]
Cela signifie que les élèves doivent pratiquer le raisonnement critique dans différents contextes tout au long de leur cursus, au fur et à mesure qu’ils acquièrent les connaissances nécessaires pour raisonner dans un domaine donné. Il existe évidemment des compétences et des habitudes générales qui peuvent être extrapolées de ces différents types de pratiques, mais il reste très improbable que le raisonnement critique puisse être enseigné comme une compétence séparée du contenu. «Essayer d’enseigner le raisonnement critique dépourvu de contenu factuel n’a aucun sens», écrit Willingham.
Cela ne veut pas dire que l’on doive rejeter les cours de raisonnement critique autonomes. Les élèves peuvent tirer beaucoup de l’apprentissage de la logique formelle, par exemple, ou de celui de la métacognition et des meilleures méthodes de recherche. Mais ces cours ou programmes autonomes devraient aussi inclure l’acquisition de savoirs fondamentaux, et les compétences et habitudes acquises dans ces cours appliquées et renforcées dans d’autres cours et d’autres contextes.
De plus, on devrait rappeler aux élèves qu’être «critique» n’est qu’une coquille vide si l’on n’a pas acquis le savoir nécessaire pour être capable de produire un argument convaincant dans le domaine en question. Les savoirs fondamentaux sont nécessaires pour savoir chercher des preuves auprès de sources pertinentes, interpréter l’information de manière nuancée et consistente, et soutenir les arguments qu’on avance avec des preuves.

La Fondation Reboot a également demandé aux enseignants quels étudiants, d’après eux, bénéficieraient le plus d’une éducation au raisonnement critique. Pour 44% des enseignants français, cet enseignement bénéficie à tous les élèves de la même manière, mais 40% pensent que cela profite en premier aux élèves à haut potentiel. 16% pensent que l’enseignement du raisonnement critique profite en priorité aux élèves ayant des capacités moindres.
L’idée selon laquelle l’éducation au raisonnement critique n’est efficace que pour les élèves les doués est une autre idée fausse assez répandue. Tout le monde est capable de réfléchir de manière critique, et même, dans une certaine mesure, de s’engager par soi-même dans une démarche critique. La clé est de développer des habitudes de métacognition chez les élèves et d’approfondir leur savoir pour être capables d’appliquer leur pensée critique dans les bons contextes et dans la bonne direction. Les enseignants ont tort de penser que les élèves les moins doués ne tireront pas profit de l’enseignement du raisonnement critique.
Les enseignants ont besoin d’être davantage soutenus en ce qui concerne l’enseignement du raisonnement critique, mais il semblerait qu’au moins des programmes de formation et de perfectionnement professionnel soient utiles.
Dans notre étude, les enseignants ont mentionné à plusieurs reprises le manque de ressources et de perfectionnement professionnel à jour. En réponse à la question de savoir comment leur encadrement pourrait les aider à mieux enseigner le raisonnement critique, l’un d’entre eux a demandé «de meilleurs outils et supports pour apprendre à enseigner ces sujets».
Un autre a demandé de «fournir des occasions aux professeurs de collaborer et de se former dans les différents domaines, et de proposer de la formation professionnelle qui ne soit ni austère ni dépassée» ; un autre commentaire caractéristique : «Fournir davantage de perfectionnement professionnel qui apporte ressources et formation sur la manière de le mettre en œuvre dans plusieurs disciplines.»
L’éducation aux médias n’est pas aussi répandue qu’elle devrait l’être.
Dans notre étude, les enseignants reconnaissent à juste titre que l’éducation aux médias est étroitement liée au raisonnement critique. Comme l’a dit l’un d’entre eux : «Je crois que l’éducation aux médias va de pair avec les compétences de raisonnement critique et devrait être obligatoire, notamment à cause de l’usage croissant de la technologie par les jeunes». Un autre a proposé que «l’éducation aux médias soit une matière obligatoire pour obtenir son diplôme comme l’économie ou les sciences politiques».
Les cours d’éducation aux médias en tant que tels semblent moins répandus en France qu’aux Etats-Unis, et un moins grand nombre d’enseignants ont répondu pratiquer personnellement ce type d’enseignement : 39% contre une majorité des enseignants américains. Environ 35% des enseignants français déclarent que des cours d’éducation aux médias sont dispensés dans leur établissement, et seulement 13% que ce type de cours est exigé (pour 30% aux Etats-Unis).
Malgré l’hypothèse faite parfois que les jeunes («digital natives») devaient être des utilisateurs experts d’internet, des études récentes ont montré que les élèves avaient des difficultés à évaluer l’information qu’ils consomment en ligne.[1] Ils ne savent pas reconnaître les biais et la désinformation, ni distinguer la publicité de l’information légitime, ni vérifier une information auprès de sources dignes de confiance.
Notre époque voit l’information non fiable proliférer ; des intérêts néfastes utilisent internet pour influencer l’opinion publique ; et les réseaux sociaux favorisent la pensée de groupe, l’émotion et l’exagération. Pour naviguer dans cet environnement, il faut de nouvelles compétences et une formation. Nos écoles doivent s’adapter.
Cela signifie de créer et mettre en œuvre des interventions spécifiques pour aider les élèves à apprendre à identifier les marqueurs de désinformation et à prendre des habitudes saines dans la collecte d’information. Les recherches menées par la Fondation Reboot suggèrent que des interventions même simples et rapides peuvent avoir un effet positif. Mais cela signifie aussi d’inculquer aux élèves des compétences et des habitudes durables de raisonnement critique qu’ils seront capables d’appliquer dans ce paysage médiatique en perpétuelle transformation.
Conclusion
Malgré son importance, largement reconnue par le grand public, le raisonnement critique reste un concept un peu vague et mal compris. La plupart des gens ont conscience qu’il est essentiel à la réussite individuelle et scolaire, tout autant qu’à une vie de citoyen dans une démocratie libre. Et un grand nombre semble se rendre compte que les défis et les changements du 21e siècle rendent l’acquisition de compétences de raisonnement critique d’une importance encore plus urgente. Mais dès qu’il s’agit d’inculquer ces compétences aux enfants, et de les faire progresser chez les adultes, nous en sommes encore à la case départ.
Au cours des dernières décennies, on a exigé des professeurs du primaire et du secondaire qu’ils enseignent le raisonnement critique, mais en les soumettant à des recommandations incohérentes et contradictoires sur la manière de faire. Il existe toujours peu de ressources fiables sur lesquelles s’appuyer, et peu de soutien de la part de l’encadrement – et même parfois un manque assez manifeste de compréhension de ce qu’est exactement le raisonnement critique. Enfin, et c’est peut-être le plus important, les enseignants n’ont ni le temps ni la latitude d’inclure l’enseignement de ces compétences dans leurs programmes.

Mais un certain nombre d’enseignements issus des sciences cognitives et d’autres disciplines nous suggèrent des moyens d’avancer. Le plus important est peut-être que le raisonnement critique ne peut pas être mis sur le même plan que d’autres compétences : on ne peut pas l’apprendre comme on apprend une langue étrangère ou à jouer d’un instrument de musique. C’est bien plus compliqué, car son apprentissage implique un développement cognitif dans différents domaines et d’être intégré avec les connaissances générales acquises dans d’autres matières. Les cours de raisonnement critique et les interventions qui ignorent ce point fondamental peuvent donner quelques résultats, mais ils ne donneront pas les outils nécessaires aux élèves pour développer leur capacité de réflexion plus largement et pour appliquer cette pensée critique au monde extérieur à l’école.
Nous devons aussi nous pencher sur l’enseignement supérieur. Le fait que 55% des Américains qui ont répondu à notre enquête déclarent n’avoir fait aucun progrès dans leurs capacités de raisonnement critique depuis le lycée devrait nous alerter.
Ces dernières années, nous avons vu des personnes intelligentes qui devraient pourtant être avisées faire constamment preuve de mauvais jugement en ligne. Nous devons nous rappeler mutuellement l’importance de prendre du recul, de gérer nos émotions, d’interagir avec les autres avec bienveillance, et d’envisager sérieusement la possibilité d’avoir tort. C’est très important en particulier pour la recherche d’information en ligne, un environnement qui décourage facilement ces vertus intellectuelles. Intensifier l’éducation aux médias pour les adultes comme pour les jeunes est une part essentielle de la solution.
Mais au final, le raisonnement critique, qui concerne tant d’aspects différents de notre vie personnelle et publique, doit être cultivé dans de nombreux domaines différents et de multiples façons. Un avenir sûr, prospère et citoyen en dépend, littéralement.
Annexe: Tableaux France
Je réfléchis aux conséquences possibles avant d’agir
Toujours | Souvent | Parfois | Rarement | Jamais | ||
---|---|---|---|---|---|---|
2018 | 17% | 40% | 33% | 8% | 3% | |
2019 | 26% | 49% | 21% | 3% | 1% |
J’écoute les idées des autres même quand je ne suis pas d’accord
Toujours | Souvent | Parfois | Rarement | Jamais | ||
---|---|---|---|---|---|---|
2018 | 21% | 44% | 28% | 6% | 1% | |
2019 | 36% | 44% | 17% | 2% | 1% |
Je reste ouvert.e à d’autres idées quand je prends une décision
Toujours | Souvent | Parfois | Rarement | Jamais | ||
---|---|---|---|---|---|---|
2018 | 17% | 44% | 31% | 6% | 1% | |
2019 | 29% | 49% | 18% | 2% | 1% |
Je m’assure que l’information que j’utilise est bonne
Toujours | Souvent | Parfois | Rarement | Jamais | ||
---|---|---|---|---|---|---|
2018 | 23% | 44% | 26% | 5% | 1% | |
2019 | 39% | 45% | 13% | 2% | 1% |
Je réfléchis à quand et comment je veux atteindre un objectif
Toujours | Souvent | Parfois | Rarement | Jamais | ||
---|---|---|---|---|---|---|
2018 | 15% | 44% | 33% | 6% | 2% | |
2019 | 27% | 47% | 23% | 2% | 1% |
(1)* Gandour, R. (2016) A new information environment: How digital fragmentation is shaping the way we produce and consume news. Knight Center for Journalism in the Americas. https://knightcenter. utexas.edu/books/NewInfoEnvironmentEnglishLink.pdf
(2)* Twenge, J. M., Cooper, A. B., Joiner, T. E., Duffy, M. E., & Binau, S. G. (2019). Age, period, and cohort trends in mood disorder indicators and suicide-related outcomes in a nationally representative dataset, 2005–2017. Journal of Abnormal Psychology.
(3)* Gelder, T. V. (2005). Teaching critical thinking: Some lessons from cognitive science. College Teaching, 53(1), 41-48.
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(7)* Ibid., 965.
(8)* Organization for Economic Cooperation and Development. (2015). Students, computers and learning: Making the connection. https://doi.org/10.1787/9789264239555-en
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(12)* Willingham, D. T. (2007). Critical thinking: Why is it so hard to teach? American Federation of Teachers (Summer 2007) 8-19.
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