Notoirement mensongères et pourtant populaires : comment les pages Facebook entretiennent leur audience

Par Helen Lee Bouygues

Une étude récente menée par une équipe du médialab de Sciences Po* nous révèle comment se construit le succès des pages Facebook, en particulier celui des pages qui diffusent des infox.

Prenons la page Facebook de Santé+ Magazine. Avec pas moins de 8 millions d’abonnés et une moyenne mensuelle de 11 millions de likes, partages ou commentaires, sa popularité est impressionnante. Elle dépasse même de loin celle des pages de médias traditionnels bien installés comme Le Monde ou Le Figaro. Mais, plutôt que de forcer l’admiration, ces chiffres inquiètent : souvent cité comme exemple de « mal-information », Santé+ Magazine est connu pour publier des informations erronées ou approximatives, ce que plusieurs enquêtes ont d’ailleurs révélé (nous pouvons citer le travail des Décodeurs, des Inrocks ou de la vidéaste Aude Favre).

Si le contenu de cette page n’est pas fiable, comment s’explique ce succès ? L’étude menée par Manon Berriche et Sacha Altay apporte des éléments de réponse : c’est notamment en diluant ses infox dans du contenu anodin mais attractif que Santé+ Magazine entretient l’engagement des internautes et son volume d’audience. Et même si les infox ne représentent qu’environ 30% du contenu diffusé, en captant l’attention des lecteurs par ses posts imagés et ses clins d’œil, la page de Santé+ Magazine les détourne de contenus plus fiables et plus pertinents. Décryptage.

L’information n’a pas la même valeur dans tous les espaces numériques

Le succès d’audience des pages Facebook s’éclaire quand on se penche sur la nature des différents espaces numériques que sont les sites internet ou les réseaux sociaux : tout ne se passe pas sur le même terrain.

Le sociologue Dominique Cardon fait ainsi la distinction entre « l’autorité » des informations issues de sites internet, conférée par le nombre de citations de la part d’autres sites web qui les considèrent comme des sources fiables ou des références importantes, et la « popularité » des contenus diffusés sur les réseaux sociaux, qui se mesure au nombre de « like » et de partages par les internautes.

L’étude du médialab de Sciences Po approfondit cette idée et distingue trois « étages » dans les lois qui régissent la visibilité des informations sur le web : celui de l’autorité, celui de l’influence et celui de la conversation (cf schéma ci-dessous).

 

Facebook étant surtout utilisé pour interagir avec son réseau relationnel proche, on peut penser que les internautes ont tendance à partager sur Facebook des contenus susceptibles de renforcer les liens avec leurs proches plutôt que des informations fiables et vérifiées, alors que des enjeux de réputation ou des contraintes professionnelles vont influer sur la diffusion d’information sur Twitter ou les sites web. Ainsi, les contenus douteux n’ont pas la même visibilité selon l’espace de communication numérique considéré.

Plusieurs études illustrent ce phénomène. Une étude de l’Institut Reuter, par exemple, montre que l’audience du site internet de Santé+ Magazine est bien moins importante que celle de médias traditionnels, alors que le nombre d’interactions provoquées par sa page Facebook est nettement plus élevé que celui des pages des médias traditionnels. Cette même différence se constate pour de nombreuses sources d’information peu fiables. De même, le Oxford Internet Institute a montré que, alors que les « junk news » ne représentaient que 3,6% des informations partagées sur Twitter pendant les élections européennes, elles ont suscité jusqu’à quatre fois plus d’engagement que les informations issues des grands médias traditionnels sur Facebook.

 

D’où vient l’attractivité des infox ?

Pour comprendre les importants taux d’engagement que peuvent générer les infox, on peut se pencher sur les propriétés de leurs contenus et les motivations derrière leur partage. L’étude des mécanismes psychologiques du traitement de l’information permet de mieux comprendre quels types de contenus sont plus susceptibles d’être relayés.

La première explication de la viralité de certaines fake news pourrait être leur plus grande « attractivité cognitive ». Plusieurs études de psychologie expliquent que les contenus qui mettent en avant des menaces, qui provoquent le dégoût ou ont trait à la sexualité et aux relations sociales retiennent mieux l’attention et sont davantage relayés que les autres. Une étude d’anthropologie cognitive récente a montré que la majorité des contenus présents sur les sites d’infox possédait ces propriétés particulièrement saillantes pour les esprits humains. Pour illustrer ce phénomène, on peut citer une enquête des Décodeurs du Monde selon laquelle les fausses informations les plus diffusées sur Facebook s’apparentent surtout à des rumeurs grossières et stupéfiantes. Aux Etats-Unis, la publication la plus partagée en 2018 fut : « Un gagnant de loterie arrêté pour avoir déversé 200 000 $ de fumier sur la pelouse de son ancien patron ».

Une deuxième explication pourrait être la manière dont les pages Facebook entretiennent les interactions avec leurs cibles. En analysant 500 contenus de la page Facebook de Santé+ Magazine et les 6,5 millions d’interactions qu’ils ont générés, les auteurs de l’étude du médialab de Sciences Po ont démonté les mécanismes de leur attractivité. Leurs résultats montrent que si les infox représentent 28% des contenus, elles ne sont responsables que de 14% du volume d’engagement total généré par la page. En réalité, la recette de Santé+ Magazine pour créer de l’engagement passe par la publication plusieurs fois par jour de posts prenant la forme d’images ou petits messages de type « cartes postales » (appelées aussi « panneaux de citation » par des chercheurs comme Dominique Pasquier). Un exemple est montré ci-dessous.

C’est ainsi que la page Facebook de Santé+ Magazine ressemble finalement davantage à un présentoir de cartes de vœux qu’à un kiosque de presse.

Un enjeu fort : la qualité des informations en circulation sur le web

Si ces résultats d’étude permettent de nuancer le succès perçu de la diffusion des infox sur ce genre de sites, ils soulèvent cependant la question de la dégradation de la qualité des informations en circulation sur le web.

Ces contenus très relayés ont sans doute une utilité sociale, à défaut d’avoir une fonction informative, et il est compréhensible que les internautes y soient sensibles. Néanmoins, leur popularité est telle qu’ils peuvent encombrer le marché de l’information et détourner l’attention des internautes de contenus plus pertinents pour le débat public. Il est aussi possible que Santé+ Magazine exploite ce circuit pour attirer des internautes vers son site internet dans le but de retirer des revenus publicitaires de leurs visites. Et c’est au cours de ces visites que les internautes ont toutes les chances d’être exposés à des rumeurs ou de fausses informations, noyées dans un millefeuille de contenus anodins.
C’est pourquoi la recherche sur la réception des infox au sein des espaces comme Facebook est cruciale pour pouvoir y répondre par des solutions qui prennent en compte les motivations derrière leur viralité.

Ces dernières années, les réseaux sociaux ont commencé à prendre des mesures pour réduire la visibilité des contenus identifiés comme faux par les fact-checkers (Facebook collabore ainsi avec AFP factuel, CheckNews, 20 Minutes, Les Observateurs France 24 ou Les Décodeurs).

Mais des solutions éducatives restent à imaginer afin d’encourager des usages des réseaux sociaux plus réflexifs. L’acquisition d’une culture numérique pourrait permettre aux internautes d’être capables de comprendre le modèle économique des plateformes et les intentions commerciales qui se cachent derrière certaines publications douteuses. Des recherches ont montré, par exemple, que des jeux conduisant à se mettre dans la peau de fournisseurs de fausses informations pouvaient être un bon moyen d’apprendre à reconnaître leurs tactiques et, au final, à mieux identifier les contenus fallacieux.

* étude menée par Manon Berriche et Sacha Altay, soutenue par la Fondation Reboot. Parue dans la revue Palgrave Communication