Raisonnement critique : où en est-on dans sa pratique et son enseignement ?

7 Mars 2019

L’École et l’éducation françaises donnent-elles bien les outils et les méthodes pour pratiquer le raisonnement critique comme semblent le croire la plupart des adultes ? est-ce important d’encourager l’apprentissage du raisonnement critique ? dès quel âge ; qui de l’École et des parents doit s’en emparer… ? Toutes ces questions étaient au centre d’une étude, “Comment l’infox s’est installée dans nos vies”, menée par la Fondation Reboot en octobre 2018 et dont les résultats viennent d’être publiés. L’étude, qui a vocation à être renouvelée chaque année, a pu être mise en perspective avec un sondage similaire mené aux États-Unis, selon la même méthodologie et auprès d’un même échantillon de 1000 personnes. L’objectif ? Dresser un état des lieux de la façon dont les gens perçoivent le raisonnement critique, le pratiquent et l’enseignement qu’ils en attendent. L’enquête donne des éléments de réponses qui doivent permettre de viser l’objectif que s’est fixé la Fondation créée l’an passé : dégager des pistes, méthodes et outils notamment en direction des parents, soutenir des initiatives destinées à intégrer le raisonnement critique dans la vie quotidienne, mais aussi promouvoir “une pensée plus riche” en finançant des travaux de recherche dans ce domaine. Pour sa fondatrice, Helen Lee Bouygues, il y a urgence à redonner sa place au raisonnement critique, constat étant que l’information n’a jamais circulé aussi vite, mais que “cet immense progrès semble surtout bénéficier aux infox (fake news) et aux opinions les plus tranchées, voire les plus radicales”.

ToutEduc : Quelles sont les origines de la Fondation ?

Helen Lee Bouygues : J’ai fait durant 20 ans du conseil en stratégie et, les dernières années, chez McKinsey & Company, j’ai notamment étudié l’impact du digital pour accompagner la transformation des entreprises. J’ai vu, en coulisses, comment on rend les gens “addicts”, comment on les manipule…. Ma fille a un jour aussi déclenché une prise de conscience chez moi. Elle est rentrée à la maison et a demandé mon ordinateur. J’ai observé ce qu’elle faisait. Elle a tapé François Ier. Wikipédia n’est pas le 1er résultat qui est apparu, c’était le 3e. Mais elle a cliqué, a lu, puis a sorti son cahier et a écrit ! Je lui ai dit qu’elle avait deux livres dans sa chambre, elle m’a répondu “c’est plus facile, plus rapide”. Ça a marqué le début de ma réflexion : quels outils, quelles armes peut-on donner, notamment à destination des parents, pour développer le raisonnement critique, sachant que les études montrent que si on le pratique jeune, cela devient plus naturel comme pour l’apprentissage des langues étrangères.

ToutEduc : Au-delà de votre expérience professionnelle et personnelle, qu’est-ce qui motive ces objectifs ?

Helen Lee Bouygues : Il me semble intéressant de développer la création de connaissances, méthodes en outils pour la pratique du raisonnement critique au regard de plusieurs grands éléments. Les gens pensent que l’on fait tous du raisonnement critique mais ils ne maîtrisent pas vraiment la manière dont les sociétés utilisent le digital pour créer de l’addiction et attirer davantage de consommateurs. Il devient aussi de plus en plus difficile de différencier un blog d’une source institutionnelle. Tout est mélangé sur Internet. 40 % des gens disent utiliser les blogs pour s’informer, contre 60 % les sites institutionnels, ce qui n’est pas négligeable. Et l’étude montre que 35 % des gens considèrent Wikipédia, site contributif, comme une encyclopédie en ligne. En outre, une étude menée à l’université de Colombia a montré que 60 % des gens diffusaient des sources sans même les lire ! (L’étude de la Fondation montre par ailleurs que 38 % des personnes interrogées ne réfléchissent pas en amont à l’endroit où elles vont chercher de l’information lorsqu’elles effectuent des requêtes, et 36 % ne se réfèrent qu’à une seule source d’information, ndlr). Enfin, nous avons affaire aux “chambres d’échos”, les réseaux et même Google, où des outils font automatiquement des raisonnements sélectifs pour provoquer encore plus d’addiction. C’est pour cela qu’il faut faire encore plus de méta-cognition (réfléchir à sa manière de penser) et financer des travaux scientifiques dans ce domaine.

ToutEduc : Quels sont les grands enseignements de cette étude concernant les Français ?

Helen Lee Bouygues : Je suis partie de l’hypothèse que les Français développaient davantage le raisonnement critique, faisaient davantage de débats et plus tôt par rapport aux américains, ceux à qui ils sont comparés dans cette enquête. J’ai fait mes études aux États-Unis et on m’a dit qu’ici on apprenait dès le 4e le raisonnement critique, thèse, antithèse, synthèse, alors qu’il est introduit plus tard aux États-Unis. Mais l’étude montre que ce n’est pas le cas ! En moyenne, les résultats sont assez semblables. Premier constat, en France on surestime peut-être nos capacités à faire du raisonnement critique. D’autres enseignements me semblent intéressants : une grande majorité – 93 % des sondés – pense que le raisonnement critique est important et 70 % ont conscience que les jeunes manquent de capacités de raisonnement critique. Mais lorsque l’on creuse, on observe des paradoxes. Seulement 59 % déclarent savoir comment s’y prendre pour l’enseigner. Autre curiosité, ils sont 85 % à considérer qu’il est important de considérer des avis opposés, mais seuls 20 % d’entre eux exigent de leurs enfants qu’ils considèrent les avis opposés aux leurs (et seulement un tiers exige qu’ils discutent de problématiques qui n’appellent ni bonne ni mauvaise réponse, ndlr). Et 36 % reconnaissent éviter les avis opposés sur les sujets importants ! On prétend solliciter l’avis des autres, mais en pratique on ne remet pas assez en question ses propres opinions. On retrouve aussi des avis très divers quand on demande quel est le bon âge pour apprendre. Ces résultats montrent que les gens pensent que c’est important, mais quand on va dans le concret, entre ce que l’on souhaite et ce que l’on fait vraiment, c’est un peu flou !

ToutEduc : Par rapport à l’école, l’enquête fait-elle apparaître des points forts ou des points faibles dans cet apprentissage ?

Helen Lee Bouygues : En France, ils sont 40 % à avoir répondu se souvenir avoir appris le raisonnement critique à l’école. Mais les avis sont partagés lorsqu’on leur demande qui doit être responsable de cet enseignement : 46 % des parents interrogés se considèrent comme responsables de cet enseignement, 38 % pensent que c’est à l’école de le faire, et 13 % que les enfants devraient l’apprendre eux-mêmes, dernier chiffre d’ailleurs qui s’élève à 22 % aux États-Unis !

ToutEduc : La comparaison avec les États-Unis montre-t-elle d’autres différences notables ?

Helen Lee Bouygues : Globalement, les avis et les comportements sont les mêmes, et l’idée reçue qui voudrait que les Français soient les champions de l’esprit critique n’est pas particulièrement validée par les résultats de notre enquête. Plus de 85 % des sondés déclarent de part et d’autre de l’Atlantique qu’il est important et utile de considérer le point de vue opposé sur un sujet. Les parents américains interrogés sont aussi nombreux (96 % contre 93 % des Français) à considérer que cet enseignement est important mais 72 % pensent savoir comment faire, ce qui est bien plus que les 59 % de parents français. Mais en général, comme pour les Français, les pratiques ne sont pas meilleures.

ToutEduc : Quels sont les outils que vous allez développer et votre principale cible ?

Helen Lee Bouygues : Nous visons notamment les parents car le raisonnement critique doit se pratiquer en continu, même si ces outils et méthodes, qui seront mis à disposition gratuitement, pourront intéresser les enseignants. Les parents doivent créer davantage d’habitudes en la matière. Ce seront d’abord des modules pédagogiques avec des exemples pour pratiquer concrètement le raisonnement critique. Ils seront adaptés à différentes tranches d’âges, 5-9 ans, 10-12 ans et 13-15 ans, correspondant à différentes étapes du développement cérébral, donc tenant compte d’éléments cognitifs et d’éléments émotifs, mais aussi de l’exposition sociétale et culturelle. Dans quelques semaines, nous devrions publier un premier article sur la manière dont les politiques, les associations et les entreprises à but lucratif luttent contre les infox, les moyens qu’elles mettent en œuvre et ce qui marche. Un deuxième article doit étudier, en s’appuyant aussi sur des éléments de PISA, les effets de la digitalisation : on veut tout digitaliser, y compris les outils éducatifs, mais ces outils améliorent-ils vraiment l’apprentissage ? Or, le raisonnement critique est l’antonyme de satisfaction instantanée – et ça, c’est le monde du digital, on a plein de renseignements, plus rapidement… -, car il faut réfléchir, prendre du temps. Pour élaborer ces outils, je travaille notamment avec des spécialistes des sciences cognitives : Stéphane Sansone à Grenoble INP, Mickaël Bardonnet, de l’institut de formation continue en santé mentale et psychiatrie INFIPP, Sébastian Dieguez, chercheur en neurosciences et neuropsychologue de l’université de Fribourg, auteur de l’ouvrage “Total Bullshit” qui se penche sur le phénomène du renseignement ou avis qui devient un fait, une information, donc une vérité, sans qu’il ait été étudié et factualisé de manière scientifique (conceptualisé à l’origine par Harry G. Frankfurt, ndlr). Et j’échange aussi aux États-Unis avec Ulrich Boser, fondateur de la Learning Agency, qui a écrit le livre “Learn better”.

Article initialement paru sur le site touteduc.fr